Translation
« L’action se déroule en France, de nos jours » : voilà une formule que l’on ne voit presque jamais en tête des livrets d’opéra français au XIXe siècle. Même lorsqu’on pourrait parier que l’intrigue s’inspire de l’actualité parisienne la plus immédiate, son cadre se trouve décalé : transposé dans le passé – antique, médiéval, historique ou légendaire – ou encore transporté vers des contrées plus ou moins exotiques dans lesquelles, pourtant, tout le monde parle parfaitement français. Pour comprendre cet usage, il faut sans doute d’abord rappeler que l’art lyrique romantique s’exprime sous surveillance. Et la censure (ou l’auto-censure) ne s’exerce pas uniquement sur les propos politiques, mais aussi sur les mœurs que l’on donne à voir. Par exemple, la passion mortifère de Don José, dans Carmen, peut être acceptée par les Français de 1875 quand elle s’épanouit en Espagne un demi-siècle plus tôt. Elle aurait été intolérable si ce personnage avait été un compatriote contemporain. Il faut donc considérer que ces dramaturgies racontent d’abord l’époque et le lieu qui les voient naître, avant même de dépeindre une réalité exotique. Au miroir de ces mondes lointains, les Français peuvent se voir tels qu’ils sont, sans avoir à se reconnaître.
« La scène se passe dans la capitale des Trente-Six Royaumes »
L’Étoile, Leterrier & Vanloo / Chabrier, 1877
Fascination
Cet art du décalage bénéficie, de plus, d’une fascination pour l’ailleurs et l’ancien qui se démocratise à partir de l’ère romantique. À l’heure où les empires coloniaux se constituent, on glorifie les grandes figures d’explorateurs – comme Vasco de Gama chanté par Bizet en 1860 ou mis en scène par Meyerbeer en 1865 dans L’Africaine, son ultime opéra – et on s’arrache les récits d’aventures autour du globe. Le Robinson Crusoé de Defoe (1717) connaît enfin une vogue en France et se voit adapté à la scène par Offenbach en 1867. Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788) inspire Kreutzer en 1791, Le Sueur en 1794, avant de s’imposer à l’opéra sous la houlette de Victor Massé (1876). Les romans de Pierre Loti irriguent la production lyrique parisienne à partir des années 1880 (Lakmé de Delibes) jusqu’au tournant du siècle, avec des mises en musique signées par André Messager (Madame Chrysanthème), Lucien Lambert (Le Spahi) et Reynaldo Hahn (L’Île du rêve). Comme les gravures publiées dans les journaux illustrés de l’époque, les décors et les costumes d’opéra répondent, eux aussi, à cette curiosité populaire : ils offrent la possibilité de voir ces contrées étrangères sans prendre le bateau.
Érotisation
Au cœur du rêve d’Orient – depuis l’Espagne jusqu’au Levant, en passant par le Maghreb – se trouve aussi la recherche d’une sensualité que la rigidité morale condamne en Occident. Tabou en d’autres circonstances, le désir féminin peut s’exprimer sans fard dans un opéra que l’on situe au Caire, au Japon, en Turquie ou en Inde. Dans le « conte arabe » Le Saïs de Marguerite Olagnier (1881), on se permet d’ailleurs des métaphores tout à fait transparentes : « Les languissantes fleurs ouvrirent leur calice aux abeilles éprises d’amour ». Imaginée essentiellement par des hommes, cette « libération » sexuelle des étrangères n’a rien de progressif. On fantasme ces femmes comme on aime à s’imaginer la terre à coloniser : dociles et fertiles, en attente de l’homme occidental pour s’épanouir pleinement. Néanmoins, cette zone dramaturgique placée en dehors de la bienséance bourgeoise permet d’aborder des thèmes que l’on ne traite ouvertement que rarement dans d’autres contextes : les passions entre personnes n’ayant pas la même couleur de peau peuvent ainsi être envisagées si l’on prend le soin de transposer leur histoire dans le passé (La Créole d’Offenbach, 1875) ou dans le lointain (Lakmé ou L’Île du rêve).
« Nos deux modes, majeur et mineur, ont été tellement exploités, qu’il y a lieu d’accueillir tous les éléments d’expression propres à rajeunir la langue musicale. »
L.-A. Bourgault-Ducoudray, 1878
Appropriation
Sur le plan musical, l’exotisme romantique ne s’aventure pas dans le domaine de la révélation ethnographique. Rares sont les compositeurs qui, comme Félicien David, Camille Saint-Saëns, Ernest Reyer ou L.-A. Bourgault-Ducoudray, parcourent le monde et ramènent, dans leurs carnets, des mélodies ou des rythmes teintant leurs partitions d’une « couleur locale » à peu près authentique. L’orientalisme repose d’abord sur une légère coloration modale des parties mélodiques, qu’un traitement harmonique tout à fait tonal maintient dans le domaine ordinaire de la musique occidentale. Néanmoins, au fil de la Troisième République, les musiques extraeuropéennes vont inspirer à certains artistes des voies nouvelles pour sortir du romantisme déclinant. Par ailleurs, les airs populaires de pays plus proches de la France, telles l’Espagne et l’Italie, nourrissent volontiers les productions françaises depuis le début du XIXe siècle. Ils permettent aux musiciens de ne pas trop s’éloigner du système tonal tout en marquant clairement une césure géographique. Ce faisant, l’usage fréquent des boleros ou canzoni tend à les faire entrer dans le domaine de l’art français.